Le Berceau
REIMS aujourd'hui ne sacre plus les rois ; Son archevêque y perd maint bénéfice, Le noble aussi ; mais que perd le bourgeois S'il vend ses vins, ses draps, son pain d'épice, Tout aussi bien et plus cher qu'autrefois?
Sur cette place où deux fois la semaine Le laboureur vend aux Rémois son grain, Un épicier, nommé Jean Rigollin, Tenait boutique. Elle était toujours pleine De ces chalands qui l'argent à la main Ont un souris du marchand économe. Bientôt le nôtre, en ce facile emploi, Avait d'écus gagné si belle somme, Qu'il eût pu vivre ainsi qu'un gentilhomme; Mais du travail il aimait trop la loi, Peut-être aussi l'argent de la pratique. Bref, Rigollin, pain-d'épicier du roi, Contre un palais n'eût changé sa boutique. Avec amour il prisait son état. J'en suis surpris : trop souvent l'homme ingrat, Heureux qu'il est, blâme sa destinée. Dans sa maison le marchand ne comptait Que lui qui fût de son sort satisfait. Depuis un an le dieu de l'hyménée, Qui va partout flairant les coffres-forts, A l'épicier, pour prix de ses trésors, Avait donné femme charmante, et telle Que même à Reims la ville et ses dehors N'en comptaient pas une qui fût plus belle. Mais celle-ci n'avait que par devoir Pris le mari que lui donna son père. Son coeur trop haut souffrait d'être épicière. Avant l'hymen, chaque jour son miroir Lui répétait : « Quand on est si jolie, A la noblesse il faut qu'on se marie; On peut sans dot épouser un marquis. » Berthe au miroir accordait un souris. Et l'on voulait qu'avec de tels esprits Elle vendît aux manants la réglisse, Le savon noir, la mélasse ou l'empois? Non, non, jamais. Aussi ses jolis doigts Ne faisaient pas même un cornet d'épice. Le bon époux, au gré de son caprice, La laissait vivre à sa maison des champs Que près de Reims il fit bâtir pour elle. Chaque dimanche, avec amis, parents, Il s'y rendait et prenait du bon temps. Mais le lundi, toujours aussi fidèle A son devoir qu'il l'était au plaisir, De chez sa femme on le voyait sortir Avant le jour, pour être à sa boutique A l'heure même où s'ouvre la fabrique. De Berthe alors il n'avait nul souci : Tout occupé de sucre et de cannelle, Il oubliait que femme jeune et belle Dans un désert a des moments d'ennui. L'ennui n'est point un mal imaginaire ; Car trop souvent, à la beauté contraire, Il lui ravit les roses de son teint. Peut-on blâmer la femme qui s'ennuie D'ouvrir sa porte au joyeux médecin Dont le remède, en dépit de l'hymen , Doit la sauver de cette maladie ? Chacun connaît ce docteur, c'est l'Amour, Qui peut guérir plus de maux en un jour Que Gallien n'a pu faire en sa vie. L'Amour vit Berthe, et Berthe fut guérie. Tous les matins, par ordre du docteur, Le jeune Alfred vient lui rendre visite. Dès ce moment le désert qu'elle habite Est à ses yeux un séjour enchanteur. Tout lui sourit, hors un jour par semaine: C'était celui qu'avait choisi l'époux; Mais le plaisir que son amant ramène Les autres jours n'en était que plus doux.
Jean n'avait pas jusqu'ici connaissance Du changement qui s'était fait chez lui; Il ignorait la joyeuse ordonnance Que le docteur donnait contre l'ennui. Son ignorance a droit de te surprendre, Lecteur? Tu sais qu'à la ville, en tous lieux, Les amoureux, alors qu'ils sont heureux, Contre l'envie ont peine à se défendre. Berthe bientôt l'eût appris sans l'Amour Qui prudemment, contre son ordinaire, Leur défendit les visites de jour. Lors on convint d'agir avec mystère, Et que la nuit, l'époux absent, l'amant Viendrait frapper trois coups légèrement, Et qu'aussitôt Berthe ouvrirait la porte.
Depuis un mois tout au mieux de la sorte Allait aux champs, quand l'amant étourdi, Qui sur sept jours n'en a qu'un d'abstinence, Se trompe, et vient avec grande assurance Frapper la nuit du dimanche au lundi. Minuit sonnait : Jean, dans son premier somme, Dormait. La femme, à côté du bonhomme, Dormait aussi, comme aussi leur enfant Dont le berceau près d'eux est attenant. Alfred, qui veille et grelotte à la porte, Maudit Morphée, et veut que le dieu sorte De ce logis pour y pouvoir entrer. Avec humeur il commence à frapper, Et fait si bien que Berthe enfin s'éveille. « Dieu! je l'entends, c'est lui, c'est mon amant; Vit-on jamais imprudence pareille ? S'il frappe encore, il va réveiller Jean ; Tout est perdu. » Pendant que l'épicière Se désolait, le soldat de Cythère, Qui dans ce fort avait cru de plein saut Pouvoir entrer, va pour livrer l'assaut, Quand du logis une voix douce et claire Se fait entendre : un lit qu'on agitait Bat la mesure; il écoute, on chantait :
« Femme, dit Jean que la chanson réveille, Que dis-tu donc? — Paix, mon mari, dormons, Répond la femme. A mes folles chansons Faut-il aussi que vous prêtiez l'oreille? C'est malgré moi que je chante aujourd'hui, Vous sachant là; mais celui que je veille M'en saura gré, j'ai calmé son ennui. Dormons. » L'amant, pour qui chaque parole Avait un sens plus clair que pour l'époux , Voit son erreur, maudit sa tête folle, Et, de ces lieux fuyant à j:>as de loups, Il rendait grâce à sa belle maîtresse Qui l'avait su tirer d'un mauvais pas : Même une Agnès, pour sortir d'embarras, A dans son sac plus d'un tour de finesse. Le lendemain, l'esprit qui court la nuit, Fidèle à l'heure, était chez l'épicière, Et, dans ses bras, il chantait au petit :
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