Les cinq layettes


L'HEUREUX pays que celui de Champagne ! Des vins exquis parfument la montagne, Le peuple est bon, les maris point jaloux, Et le beau sexe a le cœur aussi doux Que les moutons qui peuplent la campagne .

Un Champenois, riche et vivant aux champs, Eut le malheur d'être veuf à trente ans. De son hymen il n'avait qu'une fille, Aux cheveux blonds, douce autant que gentille, Et dont il fut le zélé précepteur : Il aurait craint, dans sa tendresse extrême, De confier à d'autres qu'à lui-même Le soin d'orner son esprit et son cœur. Sa fille était son unique pensée. Ce qu'il apprit à grand'peine au lycée, Il l'enseignait à Blanche avec ardeur. Il vint de là qu'à seize ans notre fille Ne savait point se servir de l'aiguille, Mais comme un livre elle eût parlé latin. A dix-huit ans, après mûr examen, Blanche étant riche en candeur, en science, Le campagnard promit enfin sa main Au fils aîné de son plus près voisin, Epris de Blanche et de son innocence. Le soir du jour qui fixait leur destin, Le Champenois, à défaut de la mère, Veut à sa fille expliquer un mystère Cher à l'amour encore plus qu'à l'hymen : « le ciel te dit, par la voix de l'Eglise, Femme, soyez à votre époux soumise. Cette nuit donc dans ses bras caressants, Blanche, obéis à ton mari qui t'aime, Et je tiendrai sur les fonts de baptême, D'ici neuf mois, le plus beau des enfants. « De la quitter, à ces mots, il s'excuse, Et laisse au lit notre vierge confuse. Le lendemain, à peine le soleil Avait doré la couche d'hyménée, Que le père entre et court, à son réveil, Revoir au lit notre jeune épousée : « je t'ai promis, dit-il en l'embrassant, D'être parrain de ton premier enfant : Faut-il bientôt commencer les emplettes ? - Oui, mon papa, dit Blanche en rougissant ; Mais, s'il vous plaît, commandez cinq layettes. »

Louis de Chevigné, Les Contes rémois (1827)